
Un vélo sur l’herbe
C’est le nom du « domaine » dans lequel vous allez circuler.
C’est l’hébergement où tout est rassemblé.
C’est aussi le titre d’un texte.
C’est avant tout un lieu. Un endroit.
Il se situe à Paris. Pas très loin de « République ».
PROMENADE
ET AUTRES TEXTES
de Bruno Thérasse
NOUVEAUTÉ

Comme une suite à…
Prendre une feuille blanche, un stylo et
M’éloigner de ma table,
Sortir de mes habitudes,
Être entouré d’autres personnes qui partageraient comme moi l’envie d’écrire.
Composer en commun.
Entendre leurs interrogations comme ils entendraient les miennes.
Écouter leur écriture comme ils écouteraient ce que j’avais écrit.
L’écriture en atelier est un terrain propice
A l’essai.
A l’exploration.
A la construction.
Il y a très souvent, même toujours, un sujet, un thème, une phrase, un mot ou une consigne qui ont été dictés. Ou une photographie, une illustration, une carte postale, pour mettre sur les rails. Sur une voie. Sur une piste où, je m’en suis rendu compte, j’oubliais la consigne. Elle était là sans être là. Elle avait fait son « travail d’accroche » et me montrait qu’il était possible de faire un ou plusieurs pas de côté.
Une impression d’être un écolier
De réapprendre ma langue maternelle et paternelle
De prendre conscience d’une possibilité
De prendre un chemin
La lecture à voix haute s’est invitée spontanément
Comme une conseillère
Elle me guide. Depuis.
J’ai fait un bout de chemin avec Michel Chaix, un photographe.
Avec Clara et Luc qui ont traversé l’Atlantique.
Avec Monsieur Bernard, un instituteur.
Avec Bertrand, un livreur de livres.
Mais aussi avec une Légende.
Un souvenir de cinéma.
Un séminaire de potiers.
Un écrivain public…
Et trois poèmes.
J’ai réuni ces textes
Comme une suite à
Promenade est l’un d’eux.
Crédit photo : Martin Vorel

PROMENADE ET AUTRES TEXTES
TROIS EXTRAITS ET UN POÈME

NOUVELLES INÉDITES
Cela s'est passé si vite
Parce qu’il est visible de tous, on sait de qui on parle. Sa notoriété est partagée dans le quartier et bien au-delà. Sa présence est inscrite dans la vie et dans la tête des gens. On dit de lui que c’est un personnage.
On peut voir sans trop se tromper qu’il a sans doute dépassé la soixantaine. On peut noter qu’il boîte légèrement. Et affirmer qu’il est toujours correctement et simplement vêtu. C’est tout ce que l’on sait : lorsque l’on parle de lui.
Vous l’apercevrez à l’intersection de l’Avenue de la gare et de la Rue du marché, il est là, comme attaché à cet endroit. Un des plus passants de la ville. A n’importe quelle heure de la journée, il s’y passe toujours quelque chose. Comme il y a plus de vingt ans. Il y avait moins de circulation, pourtant. Moins de voitures. Moins de piétons. Moins de bruits. C’est en traversant le passage clouté qu’il y eut la perte d’un être cher. Une séparation brutale. Qui n’existe et ne résonne que dans l’intériorité et dans la peau de cet homme.
Comme les gens se rendaient à leur boulot, lui, dès le lendemain, il s’est dirigé vers ce carrefour pour s’y recueillir. Pour franchir l’un après l’autre, comme on déroulerait une prière, les passages piétons. Ceux de l’Avenue de la gare. Ceux de la Rue du marché. Ceux de l’Avenue de la Gare. Ceux de la Rue du Marché. Ou l’inverse.
Pour l’être aimé, pendant des jours entiers, seul dans sa tête, avec son esprit de mathématicien, il a suivi le rythme des lignes blanches. Il s’est imprégné de l’intervalle qui sépare le bonhomme de couleur rouge au bonhomme de couleur verte. Il a calculé le nombre de pas que comptent les traversées. Il a comptabilisé le nombre de voitures, le nombre de bus, le nombre de tramways qui passaient devant lui. Il a recensé le nombre de piétons qui attendaient sur le trottoir d’en face. Souscrivant à l’idée que les passants de 12 heures ne ressemblaient en rien à ceux de 15 heures. Et encore moins à ceux de 17 heures. Que les conducteurs du lundi n’étaient pas ceux du jeudi. Qu’il y avait plus de taxis le vendredi que le mardi. Et que les bicyclettes étaient de sortie le dimanche.
C’est un matin, sans trop comprendre ce qui lui arrivait, qu’il a retrouvé l’usage des mots. Ils s’étaient repliés sur eux-mêmes. Qu’il a retrouvé l’usage de ses mains. Elles s’étaient repliées dans ses poches. Il était en train de quitter l’état d’un homme en peine qui accaparait son cœur et son corps. A l’approche du carrefour, il s’est senti vivant. Il retrouvait, avec un sourire neuf, prêt à leur faire une accolade, les feux de signalisation, devenus à force de les côtoyer ses compagnons. Ils régnaient en maîtres sur cette pièce du puzzle. Centrale et incontournable de la ville. Ils réglaient la cadence. Une cadence millimétrée. Sa nouvelle horloge du temps, en somme.
Sans avoir prémédité quoi que ce soit, il s’est placé au milieu de la circulation. Aidé de sa voix grave, avec son bras gauche, son bras droit et ses mains, il s’est mis à orchestrer son carrefour. Dans lequel il avait trouvé refuge. Il s’est mis à dialoguer avec le piéton. A faire un signe au conducteur. A héler le cycliste. A devancer le « feu rouge ». A signaler que le « feu » allait passer au vert. A laisser le passage au tramway. A sourire à l’enfant qui tenait la main de sa mère. A se faufiler entre les voitures. A accompagner un groupe d’élèves. A orienter le monsieur qui passait par là. A sympathiser avec un couple d’amoureux. A renseigner la dame qui ressemblait étrangement à sa femme.
Ce jour-là, « Papy Trafic » est né. Au carrefour de l’Avenue de la gare et de la Rue du marché. Et depuis, il n’est pas rare qu’on entende : « Regarde, c’est Papy Trafic » !
Dans toute sa hauteur, les yeux abrités par la visière d’une casquette parce que depuis quelques minutes il pleut ; la météo avait bien annoncé, en fin d’après-midi, une bourrasque sur la ville, à ce moment où les écoliers et leur parent déboulent sur le trottoir dit du Marché et la sortie des bureaux, le cortège des piétons pressés de rejoindre la gare et le pare-chocs contre pare-chocs des voitures dont les occupants s’apprêtent à partir en week-end, et la sortie mouvementée des grandes enseignes ce vendredi 20 décembre, notre « Papy Trafic » sent que son carrefour est dans une phase de rétrécissement. La croisée de la gare et du marché s’échauffe. Elle se tend. Plus explosive, bientôt, qu’une marmite à pression. Plus tendue qu’une corde de guitare. L’atmosphère frise la distorsion. Plus contractée que la peau d’un tambour. Les gouttes de pluie foncent et terminent leur course sur les carrosseries et les pare-brises. Elles battent un rythme de folie. Les essuie-glaces perdent la mesure. Ils dérapent et se noient sur les vitres glissantes. La clairvoyance des conducteurs est floue. Des mains sur des volants s’impatientent. Des noms d’oiseaux volent. Des klaxons jouent du clairon. Ils excellent dans la cacophonie. Ils « chao-tisent » le bouchon. L’embouteillage. Roues dans roues, phares aux regards trempés et embués, les capots fumant, les moteurs tournant à plein régime, les voitures stationnent au milieu du carrefour.
Précisément, là, Papy Trafic s’immobilise. Pas le choix, se dit-il. La pluie drue le devance. Elle le précède. Elle a une marée d’avance. Elle le canalise jusqu’aux os. Elle le décoiffe. Les coutures de sa casquette cèdent. La tornade froide qui dévale du nuage noir coule sur son front et chute en cascade sur ses yeux. Ses lèvres sont encerclées. Submergées. Papy Trafic est muet. Ses bras et ses mains sont inopérants. Papy Trafic a le tournis. A gauche, à droite, devant lui, derrière lui, les illuminations de la ville ressemblent à des filaments lumineux qui tombent vers le sol humide.
Les feux de signalisation, ses compagnons-amis, les frères Dalton comme il les appelle, sont détrempés. Ils font pâles figures avec leur vêtement de fer. La pluie se régale et les transforme en fontaine. Que d’eau au cœur de leurs couleurs. Depuis quelques minutes, la fratrie craint le court-circuit. Le sens de la famille se fracture. La coordination a un temps de retard. C’est chacun pour soi. La zizanie est à la frontière de leur piédestal. Ils ont beau passer du rouge au vert, de l’orange au rouge, c’est la soupe. Indigeste. Immangeable. Irrespirable se dit Papy Trafic. Comme un cri sourd qu’il projette malgré tout vers la hauteur du ciel encombré. La croisée, entre la gare et le marché, devient inaudible. Elle tourne de l’œil. Elle perd l’équilibre. Elle se braque. Un manque d’air prononcé. Elle rentre en asphyxie.
Les piétons y sont si nombreux. De plus en plus, ils affluent sur les trottoirs déjà débordés. La sortie de l’école dite l’Ecole du marché. Ceux qui sortent de leur travail. Celles et ceux qui jaillissent de la galerie marchande. Les mains remplies de cadeaux. Beaucoup d’entre eux se faufilent entre les voitures à l’arrêt. Comme étrangers à ce point de fixation. Ils sont de passage dans tous les sens. Ils franchissent les diagonales, avec détermination, sous les regards médusés et impuissants des automobilistes.
Au milieu de cette pagaille, des parapluies s’épanouissent. Des coloris d’arc en ciel fleurissent dessous les lampadaires. Ils composent à leur insu une création tourmentée. Les rafales de vent pénètrent dans les « grottes ». Les baleines s’entrechoquent. Certaines volent au vent mauvais. Des bruits d’averse dansent sur les toiles. La pluie fouette les visages. Les yeux des piétons sont enfoncés dans leurs chaussures. Ils ne voient pas plus loin que leur précipitation. A peine s’ils aperçoivent, s’ils reconnaissent Papy Trafic dont la colonne vertébrale frissonne. Il ressent les gouttes de pluie qui atterrissent sur son crâne. Elles coulent dans son cou. Il sent la laine de son pull qui éponge. Qui aspire. Ses pantalons qui forment des rigoles. Le regard de Papy Trafic flotte, comme une barque en détresse, sous la pluie diluvienne.
Dans le pré carré du frère Dalton Joe, personne n’y prête attention, il y a une poussée. Légère. Survient une bousculade. Vigoureuse. Une vague. Profonde. Un mouvement de foule. Désordonné. Précipité. Sans contrôle. Epaule contre épaule, corps contre corps, une coulée de passants se dirige vers la gare. Papy Trafic croit reconnaître la dame. Un bref instant. Quelques secondes. Comme une lampe qui s’allume et qui s’éteint. Son cœur se serre. Cela fait longtemps. Il ne voit qu’elle.
Ses cheveux plaqués contre son visage. Sa bouche grande ouverte sortant de ses épaules, de son cou à la recherche d’une respiration. Ses mains qui veulent s’accrocher à une poignée invisible. Une panique qui la pousse dans son dos. Un cri qui sort de sa bouche. Peut-être. Papy Trafic la perd du regard. Son cœur se multiplie.
A l’autre bout du « monde », au milieu de la cohue, Papy se précipite. Il imagine. Il invoque. Il implore. Il suppose. Papy glisse et trébuche. Son cœur bat si fort. Il se relève. Il suit. Il frôle. Il brave. Un coup de klaxon l’effraye. Un regard de foudre. Un pare-chocs le touche. Un regard de tonnerre. Papy Trafic se fâche. Il contourne une dernière voiture. Une fois n’est pas coutume, il demande le passage. Il franchit l’attroupement. La mêlée des curieux.
Sur le sol repose le visage inerte de la dame. Un visage éclaboussé par les gouttes de pluie. Elle a les yeux clos. La bouche fermée. Les cheveux égarés et perdus. Elle a les traits tirés, le visage blême éclairé par les lumières de Noël. Le cœur de Papy s’emballe. Le passé et le présent se superposent. Son cœur pousse les murs. Papy Trafic fait le ménage. Il n’y a rien à voir ! Rentrez chez vous ! Il n’y a rien à voir. A l’angle de l’Avenue de la gare et de la Rue du Marché, son compagnon et ami Joe vient de « passer au vert ». Comme un clin d’œil qu’il lui adresse, en toute amitié.
I’m singing in the rain
Just singin’in the rain
What a glorious feelin
I’m happy again
I’m laughing at clouds
So dark up above
The sun’s in my heart
And I’m ready for love…
Une musique se propage comme une ondée aux quatre coins du carrefour : sortant des haut-parleurs accrochés aux façades des maisons et des bureaux. Il est 18 heures. C’est le début de la bande-son. La caméra logée en haut de la grue tourne la scène. Depuis le début.
Bruno Thérasse
Janvier 2020
Le journal du jour
Il habitait dans le fin fond du Montana, pas très loin de la frontière avec le Wyoming. Au bout d’une piste, à l’abri des curieux, il s’était construit une baraque en bois. Les arbres, aux alentours, ce n’est pas ce qui manquait. Le terrain, environ une centaine d’hectares, il l’avait acheté de la main à la main à un agriculteur.
C’était clair, toujours, dans sa tête, comme l’eau qu’il puise dans son puits. Voilà ce qu’il s’était dit à l’époque en compagnie d’un verre de whisky :
C’est une opportunité que tu n’auras pas deux fois dans ta vie. Ne la laisse pas filer ! Tu t’en mordrais les doigts. Tu donnerais de quoi manger à tes insomnies et du pain béni à ta frilosité. Très mauvaise conseillère pour un « poker-man » avait-il ajouté sous le ton d’une ironie « masquée ».
Harry n’était pas ce qu’on appelle un grand joueur. L’hameçon du jeu l’avait capturé un soir dans un café. Dans son saloon, il disait. Et de fil en aiguille, de soirée en soirée, d’arrière-boutique en arrière-salle, de tournoi en tournoi, il avait appris à abattre ses cartes. A jouer avec son cash. Il disait toujours la vérité avec du maquillage en prime. Déclarant, autour de la table, des combinaisons d’images surprenantes. Trop éclatantes pour passer en force ou en douce, c’était selon. Harry, dans le milieu du poker, avait sa personnalité. Sa spécificité.
Dans la course vers la gloire, il se cramponnait au bas du classement. Mais à chaque compétition, il défendait chèrement son palier. Il avait à son actif quelques bonnes prises. Quelques coups de génie. Et le génie ça paye. Ça change la donne. Le processus. Le pardessus. Ça change l’allure d’un homme.
Grâce à une « illumination », Harry pouvait vivre sur ses gains pendant quelques mois. Et en pêchant par ci par là quelques fulgurances, il accrochait des boules de noël au sapin. Il s’abonnait pour un an à la revue « Pêche sur la Tongue River ». Il roulait dans son pickup sans destination précise. Il s’achetait une paire de santiag. Il rendait visite à Emily après s’être moussé avec du savon à la noix de coco. C’était le métier d’Harry si jamais c’était un métier. C’était sa manière de vivre. Une vie d’équilibriste parfois. Sur la bordure d’un trottoir. Sur la lame d’un précipice.
La maison en rondins au fond d’un bois, c’était un rêve. Ou plus précisément une photo qu’il avait découpée de sa revue préférée. Il voulait la même baraque et devenir trappeur. Une vie à la David Crockett bien qu’il ne sache pas chasser l’animal sauvage. Avant d’acheter le terrain, il avait déjà une idée de la chemise, des pantalons, du chapeau, des bottines qu’il porterait. Tout comme David. Et lorsqu’il a vu l’annonce « Parcelle boisée à vendre », sur la vitre de son tabac\presse, son sang n’a fait qu’un tour. Il s’était préparé pour ce moment. Comme un sportif avant la course. Il l’imaginait féroce. Comme des vautours plongeant sur leur proie. Face à la meute qui serait multiple, il aurait du répondant.
De l’autre côté de la ville où habitait Harry, là où les champs et les prairies prenaient leur expansion vivait seul avec son chien le propriétaire du terrain. C’était un homme maigre. Un arbre sec à deux branches. Rien que la peau sur les os. Il était de cette trempe d’agriculteurs qui ont une voix bien ancrée dans la terre. Il arborait un crâne aussi déboisé que le sommet rond d’une montagne. Une moustache bien garnie comme une forêt de pin protégeant des lèvres sèches. Un petit menton divisé par un vallon arrondi. Des oreilles aux contours brûlés par le soleil. Des mâchoires solides comme des racines sous la peau. Cet homme, d’une soixantaine d’années, Harry n’avait pas oublié leur rencontre, avait des yeux qui vous piquent d’une présence. Et des mains rugueuses aussi longues et fines que celles d’un pianiste. Ce qui pouvait sembler étrange pour un paysan.
Mr Trevor Baltimore était un être « invisible » qui avait perdu sa moitié et qui n’avait plus que ses deux filles. « Ses deux joyaux ». Un homme qui n’avait jamais rien demandé à quiconque mais qui avait un besoin pressant de liquidité. Il devait sauver sa Michelle. Sa cadette. Du genre de maladie qui s’abat sur vous sans prévenir. Et qui vous ronge. Un destin familial. La mise en vente de la parcelle faisait partie de l’ordonnance. Elle s’était inscrite comme une évidence.
Ce sont ses vaches, ses bien-aimées, qui, chaque jour, le détachaient du sort de la vie. Il exprimait envers elles un amour « piégeant » le col de chacune. Il conversait avec chaque individualité. Ses mains caressaient et arrangeaient leur chignon. Sa silhouette frêle se confondait, s’allongeait sur leur panse arrondie. Il joignait sa respiration à la leur. Il prenait le pouls de chaque bête. Ses doigts, comme des personnages, jouaient et dialoguaient des souvenirs enfantins sur les « crêtes » vertébrales. Et quand venait l’heure du pique-nique, dans l’étable ou sous le grand chêne, « Trevy, le vacher », racontait à ses « enfants » les grands espaces. La transhumance des bisons.
Il ne pourrait pas faire comme sa fille aînée qui le jour de ses 20 ans a quitté la ferme. Elle y est née pourtant. Elle y a grandi et enfilé le tablier en toile cirée qui pendait au clou derrière la porte. Paula était ambitieuse. Elle a immigré vers la Californie. Elle envoyait, aux dates importantes, des cartes postales de Los Angeles qu’elle faisait signer par ses deux enfants et son mari. « Grand-Père Balti » les punaisait sur le vieux vaisselier. Soleil. Plages. Océan. Hollywood. Belles villas. Grandes avenues. Là-bas, sa fille avait une situation très confortable. Tous les trimestres, elle expédiait de l’argent, quelques billets dans une enveloppe. Elle revenait à la ferme une fois l’an quand elle avait une « ouverture ». Elle téléphonait parfois. Elle créait la surprise. Le vieil homme ressentait, alors, un déchirement intérieur. Un sursaut dans l’expression du cœur. Un épanchement d’absence qu’il cachait derrière sa voix grave. Derrière le cornet du téléphone.
Michelle était restée au pays et habitait une maison coquette dans la ville voisine. Elle s’y était installée en tant qu’infirmière freelance. Elle parcourait la campagne pour visiter ses patients. Beaucoup d’entre eux étaient des agriculteurs. Elle avait de l’empathie pour ces êtres qui nourrissaient la terre entière. Au contraire de sa sœur qui était plus âgée, elle avait ce besoin de retrouver sa chambre d’adolescente et y passer quelques jours. Ensemble, avec son père, ils composaient des imaginations interminables sur le dos des vaches. C’était une coutume. Ils buvaient le lait encore chaud. C’était une friandise. Ils se préparaient de bons repas. C’était une conversation. Tous les deux, lors de la dernière visite, ils ont pris une photographie qui illuminait la « petite ». La « poupée ». Le « sucre d’orge ». Autant de surnoms qui remontaient de l’enfance.
Tenant dans la main le bout de papier où était écrit le numéro de téléphone, Harry s’était glissé dans l’unique cabine téléphonique de la ville sous les lampions de l’unique cinéma qui projetait le dernier western « Five Thousand Dollars on One Ace » pour lequel il s’était précipité une semaine auparavant pour voir la scène. La partie de poker. A ce moment précis, cela le réconfortait d’être au pied de l’affiche.
Au côté de l’acteur Robert Woods, il s’était échauffé les doigts comme il avait coutume de le faire avant de rentrer dans l’arène du poker. Il tentait de réunir là tous ses moyens pour réaliser « le coup du siècle ». Son rêve était à l’autre bout du fil. Il s’apprêtait à engager, s’il le fallait, toutes ses économies. Le premier et le dernier chiffre qu’il fit « rouler » sur le cadran du téléphone étaient un 4. Son chiffre porte-bonheur. Il n’y avait pas de hasard.
Harry espérait et craignait à la fois l’ouverture de la « ligne ». Il avait eu beau se concentrer, l’air dans la cabine avait pris un goût d’étouffement. Telle une suée d’air chaud. Une pointe de claustrophobie. Un nom d’oiseau qui s’échappa de son cerveau. Lui qui avait pris l’habitude de faire ses démarches par courrier. Il mettait des heures pour construire trois phrases mais il était certain qu’elles atteignaient leur but. Il ne savait que trop que quand il parle, il ajoute un mot à celui qu’il pensait être le dernier comme les billes d’un chapelet qui ferait le tour de la terre. Il avait appelé à la rescousse son ami David Crockett et son collègue Robert Woods pour demeurer uni et indivisible. Il trépignait sur le plancher métallique dans l’attente du « Allo » !
Cela faisait la une des faits divers dans le journal local de ce lundi 14 juin 1982. Sans explication, une voiture était sortie de la Route 212. Au carrefour de Bearthooth Highway. La conductrice du véhicule Michelle Baltimore avait été emmenée par le service des ambulances. La dépêche ne parlait pas de son état de santé.
Harry s’habilla de sa chemise, de ses pantalons, de son chapeau, de ses bottines et tourna la clef de son pickup.
Bruno THERASSE
Septembre 2021

PROMENADE ET AUTRES TEXTES
UN EXTRAIT AUDIO
LIRE À VOIX HAUTE

Crédit photo © Alain Depresle
Lecture en bibliothèque, en librairie, à domicile…
Comme je le disais plus haut, la lecture à voix haute est un « passage » important dans le processus d’écriture.
Elle intervient très tôt mais elle est aussi la dernière étape.
Se faisant, j’ai constaté que les textes réunis ici peuvent, bien sûr, être lus, mais ils peuvent être dits : ils prennent une autre dimension. Comme une interprétation.
Je propose donc des Lectures-Rencontres-Dédicaces dans ces lieux propices à la lecture…Telles que les médiathèques, les librairies et même à domicile devant un groupe d’amis
Pour de plus amples renseignements, je recevrai votre requête par courriel. Merci à vous.

ÉCRIVEZ-MOI
Quand les entrailles de la ville se réveillent. Quand les rêves des maisons se dissipent. Quand le cœur des cloches bat. Quand l’Etoile du Nord ne scintille plus. Quand les voix des habitants cernent les trottoirs. Quand le bleu de la nuit disparait. Quand la lune se couche et que le soleil se lève, Jujuy s’anime.
Beaucoup ne l’ont jamais vu. D’autres ont cru l’apercevoir. « Je crois que c’est un homme. » « Je crois que c’est une femme », dit la sœur de celui qui venait de prendre la parole. « Et si c’était un animal » ! « Arrête de dire des bêtises, les esprits sont invisibles », répond l’homme, petit et gros, au coin de la rue. « Il est habillé de noir. » « Il est habillé de rouge. », dit une voix au fond du café. « Il est habillé de blanc, je te dis ». « Je l’ai vu comme je te vois, il parlait à Alfredo, le père d’Emilio », dit un autre. « Je l’ai vu rentrer dans l’église », dit une bigote. « Il est aussi grand que l’araucaria de mon jardin. » « Il est aussi petit que le chien de Mario. » Et bien d’autres choses encore. Ils le disent. Ils le répètent, jour après jour, dans les faubourgs de Guayatayoc.
La grand-mère d’Emilio, du haut de son grand-âge, dit qu’il ne faut pas « jouer » avec ces choses-là. Qu’il ne faut pas tenter le diable. Le mieux, c’est de ne pas en parler…
Ecran de cinéma
Le mouvement de la caméra s’était concentré sur leur visage. Passant de l’un à l’autre. Eclairés par la lumière du jour. La luminosité du soleil emplissait le rez-de-chaussée de la maison. Une porte ouverte donnant sur le jardin. Des fenêtres sans rideau.
Des amis de longue date se trouvaient dans la pièce mais la caméra a quitté volontairement le plan large ; glissant sur la longueur d’un piano noir et cadrant le buste de Johnny, assis derrière le clavier à la silhouette de Nelly, debout à côté de l’instrument.
Elle était habillée d’une superbe robe rouge. Sa chevelure brune-châtain descendait sur ses épaules. Ses yeux étaient maquillés de ce qu’elle avait vu et vécu. Son visage était pourtant digne et beau. Elle ne l’aimait pas encore ; tant le sien avait été brûlé et reconstruit différemment. Un pansement en forme de masque blanc. Ses nouvelles joues. Ses nouveaux traits. Son nouveau nez. Son nouveau front. Nelly ne se reconnaissait plus.
Dans son intimité détruite comme dans les rues de Berlin, en ruine, elle s’est mise à marcher. Un pas après l’autre. Pour reconquérir son identité. Ses souvenirs. Des sensations. Des sentiments. Des images. C’est dans un lieu dédié à la nuit qu’elle a retrouvé son mari ; il ne l’a pas reconnue. Il se faisait appeler Johannes et non Johnny. Son véritable prénom…
Le cérémonie
« En ce temps-là, les Hommes ne parlaient pas. Pour communiquer entre eux et se comprendre, ils s’étaient inventé un langage fait de gestes simples et de sons qu’ils émettaient du plus profond d’eux-mêmes. »
Notre nouvel instituteur avait interrompu sa lecture et levé les yeux de son cahier pour nous préciser que le mot, Homme, écrit avec un H majuscule, en l’écrivant, lui-même, sur le tableau noir, désignait, ici, l’Homme en tant qu’espèce humaine. Il prenait en compte tous les habitants de la planète. Autant les filles que les garçons nous a-t-il précisé en nous regardant l’un après l’autre.
Monsieur Bernard était bien plus grand que nous. Il avait une trentaine d’années. Les cheveux courts. Le nez rond. Le visage allongé. Les oreilles qui décollaient un peu. Une bouche comme une ligne droite. Et des sourcils noirs. Qui dessinaient au-dessus de ses yeux verts des accents circonflexes. Un vrai visage de clown. De comique. Maître Bernard. Il se tenait debout dans les allées ou sur l’estrade. Il s’asseyait rarement quand il nous donnait la leçon. Sa voix grave remplissait la classe…
Le mur du jardin
Au-delà du mur, sur la pointe des pieds, est
La mer, longueur de plage, accrocheurs souvenirs
Dans mes yeux se hissent, une larme de vent naît,
Grains de brumaille, un goût de sel et d’élixir.
Silhouettes rares, lointaines, touchent la marée
Un bateau attache mon horizon, azur
Immesuré, appels à l’aube du futur
Le mât et la voile attisent mon épopée.
Je franchis la muraille, je gagne la dune
Empreintes de sable, fuyantes, éphémères, appui
fragile, rond sommet qui cacherait un vieux puits.
Je refais le trajet, mille fois, sans rancune
J’apprivoise les vies souterraines, les lumières,
Les couloirs … la grotte clairière … et la frontière …
Bruno Thérasse
le 8 novembre2017